Chevalier Zachary Moonlight,
J’ai l’immense chagrin de vous annoncer la mort de votre épouse, dame Mary Moonlight, en l’hôpital Sainte-Foi-des-Martyrs. Elle a succombée à sa maladie a très exactement douze heures et onze minutes, en ce premier samedi de mars, sans une dernière parole. N’ayant pas donné de dernières volonté et n’étant d’aucune croyance, elle sera mise en terre le lendemain, sans cérémonie religieuse.
Nous vous offrons nos plus sincères condoléances et nous vous souhaitons force et courage dans cet instant difficile. Que vos affaires soient bonnes et ne s’affectent pas de cette faible perte.
Il pleuvait. Un rideau flou, gris et froid martelant le sol, les vitres et le toit de l’auberge. Des cordes et des cordes d’eau, gouttant des mansardes et s’amoncelant dans les rues en flaques troubles et boueuses. Le soleil invisible se levait à peine derrière les nuages, colorant le ciel de couleurs inaccessibles à l’œil. Il était encore tôt, de cette heure où le peuple sommeil encore entre le rêve et le réveil. Le chevalier n’avait pas dormit, et n’avait même pas essayé. Il avait vu l’averse arriver à l’horizon bien avant qu’elle ne se déchaîne, et l’avait attendue sans fermer les yeux, observant de longues heures durant les gouttes glisser et perler sur la fenêtre embuée. C’était un spectacle fascinant, visuel comme auditif, qui l’avait plongé dans un état paisiblement pensif. Toute la nuit, il était resté assis sur sa couche sans en défaire les draps, le regard rivé à l’extérieur, ne se levant que pour rajouter une buche dans l’âtre crépitant. La lumière chaude et dansante du feu projetait l’ombre de sa silhouette contre le mur de bois sentant bon le cèdre, éclairant une pièce simple, mais dégageant une atmosphère confortable et apaisante. Une auberge vite devenue son pied a terre au Royaume de Gaïa, n’ayant jamais songé à s’acheter une propriété et ne le désirant pas. Inévitablement, le lit contenait des tiques, mais qu’importe? Il en était toujours ressortit reposé de corps autant que d’esprit. Et surtout, le matelas était assez grand pour permettre à Lee de dormir avec lui.
Elle avait douze ans, son visage rond et enfantin détendu dans son sommeil, ses cheveux roux et courts éparpillés sur l’oreiller, des mèches rebelles tombant sur son front et ses joues tatouées de rayures orange. Elle lui avait expliqué que ces dessins étaient pour réveiller en elle son totem, le chat guerrier. Une des nombreuses croyances de l’Empire de Lumière, inconnues pour la plupart de Zachary, mais cette facette de Wildcatt l’avait charmé. Maintenant elle dormait profondément, ses grands yeux bleus délicatement clos, sa bouche entrouverte et son petit corps de poupée se soulevant doucement au rythme de sa respiration. Recroquevillée sous les draps en position fœtal, elle se lovait inconsciemment contre son mentor argenté, recherchant une source de chaleur. Elle était de parents britanniens, des marchands nationalistes comme les Moonlights, mais elle était née et avait grandit en terre de Lumière. Peut-être était-ce la raison de son froid avec ses géniteurs. Ils avaient mal toléré qu’elle adopte aussi facilement les valeurs de son pays d’adoption. Zachary se souvenait de leur première rencontre, alors qu’elle recherchait désespérément un chevalier pour la prendre comme écuyer. Personne ne voulait. Trop fougueuse, impatiente, voir carrément irrespectueuse envers ses supérieurs. Mais Zachary avait vu en elle un brasier de passion et un potentiel inimaginable. Il l’avait pris sous son aile. Peut-être aussi parce qu’elle lui rappelait un peu lui, à l’époque où il avait encore des rêves.
Lee avait quelque chose d’unique, bestial, comme un chat sauvage qu’il fallait apprivoiser avec patience et douceur. Elle avait l’exotisme des croyances de son pays, traînant avec elle ses superstitions, ses démons et ses bons esprits, sa manière de combattre à la seule force de ses poings et de ses pieds. Elle appelait cela de l’art martial, et affirmait avec défi être plus efficace à main nue qu’avec n’importe quelle arme. Elle avait raison, d’ailleurs. Elle le lui avait prouvé. Lee n’était pas vraiment irrespectueuse, plutôt familière, quelque chose qu’on ne tolérait habituellement pas dans la chevalerie, surtout venant d’une jeune fille. Elle agissait avec son mentor comme l’on agissait avec un grand frère, l’insultant sans vraiment le penser, le taquinant et lui tirant la langue, boudant et rouspétant. Mais pourtant, elle était la première à s’inquiéter quand il se perdait un peu trop longtemps dans ses souvenirs, la première a réclamer un câlin et à l’embrasser chastement sur la joue, la première a piquer une crise si elle ne pouvait pas dormir contre lui. Pour ce dernier point, il avait finit par découvrir qu’elle craignait la noirceur comme la peste, effrayée par toutes ces âmes maléfiques qui s’y cacheraient. Mais évidemment, elle était trop fière pour l’avouer.
Un mouvement sous les draps. Des yeux verts se détournant de la fenêtre pour rencontrer deux grands orbes azurés.
" Bonjour. "
" ‘lut. "
" Bien dormit? "
" Hm, ouais… "
La fillette s’étira dans un grondement satisfait et s’arracha de son cocon de confort. Son ample chemise de nuit dévoila un court instant ses cuisses blanches et musclées, couvertes de piqures de tiques, alors qu’elle se hissait sur ses pieds nus et délicats. Sans un mot de plus, elle se retira dans la salle d’eau jouxtant leur chambre. Une journée de routine. Zachary reporta son attention sur la pluie battant au dehors, et qui semblait ne pas vouloir cesser pour la journée. Peut-être serait-ce un bon entraînement de combattre sous la pluie, histoire de pratiquer ses réflexes en terrain accidenté et à visibilité réduite. Dans la salle de bain, la pompe rudimentaire fut actionnée à grands bruits de succion et d’engrenages grinçants. Le temps de prendre son bain, de s’habiller et de coiffer ses cheveux rebelles, Lee en avait pour un bon quart d’heure. Il en profita pour s’étendre, croisant ses bras derrière sa tête et fixant le plafond. Il eut une pensée pour Mary, paralysée dans son lit d’hôpital miteux, attendant son retour depuis maintenant cinq ans. Comme il aurait aimé qu’elle soit à ses côtés, qu’ils s’installent ici, dans une petite maison sans apparat. Lee serait un peu comme leur fille. Et ils élèveraient une ferme, tiens. Avec des moutons, ou bien des vaches, un ou deux chiens et une écurie pour son destrier. Et un poulailler. Et plein de chats sauvages pour chasser les souris dans la grange. Si l’état de Mary pouvait seulement s’améliorer…
La porte de la salle d’eau s’ouvrit en grinçant. La gamine en sortit à pas aériens et silencieux, dans son habit vert et ses bottes de cuir. Accrochés à sa taille, la patte de lapin porte bonheur côtoyait les grelots dont le bruit cristallin servait à chasser les mauvais esprits. Voyant une fois de plus son mentor dans ses pensées, elle s’assit sans plus de cérémonie sur son ventre, lui coupant momentanément le souffle.
" J’ai finit, la Lune. C’est à ton tour. "
Un petit sourire, une main gantée ébouriffant ses cheveux roux, où de jour elle y glissait des perles multicolores. Habituellement, la fillette grinçait quand il la décoiffait, mais cette fois elle garda silence, comme appréciant pour une première fois ce geste d’affection. Se lovant contre son torse, elle posa un baiser timide sur sa joue, si rapide qu’il se demanda un instant s’il l’avait bien sentit. Puis elle se redressa brusquement et tira sur son collet.
" Tu pue le chien crevé! Va te laver, c’est dégoûtant! "
Sur quoi elle le planta là en criant qu’elle allait chercher le petit-déjeuner. Elle ne vit pas son sourire attendrit quand elle claqua la porte plus qu’elle n’était obligé de la faire, probablement dans le but mesquin de réveiller leurs voisins de chambre. Quant elle revint, ses petits bras portant en équilibre précaire un plateau chargé, l’argenté avait déjà finit et refaisait le lit, le regard comme toujours absent du monde extérieur.
" T’as reçu une lettre, boss. Elle est arrivée ce matin et elle date de y’a trois mois. J’pense qu’elle vient du Saint Empire, mais le sceaux est pas mal usé, alors… "
" … Du Saint Empire? Le quartier général est à Gaïa, pourtant. "
Posant précautionneusement sa charge sur la table de chevet, la rouquine se saisit de l’enveloppe qui trônait à son sommet, au-dessus des miches de pain et des triangles de fromage frais. Fronçant les sourcils, ses lèvres tendues en une moue concentrée, elle inspecta de nouveau l’emblème qu’affichait le cercle de cire rouge. Le parchemin de l’enveloppe était de la caractéristique couleur jaune de l’usure.
" Ouaip, c’est bien du Saint Empire Britannien. On voit mal, mais je reconnais cette foutu tête serpent sur l’écusson. "
Sur quoi elle lui tendit l’objet et se mit à table sans l’attendre, se servant généreusement du miel sur ses épaisses tartines.
Chevalier Zachary Moonlight,
J’ai l’immense chagrin de vous annoncer la mort de votre épouse, dame Mary Moonlight…
Vide. Comme un coup de poing en plein ventre. Le souffle qui se coupe. Le corps qui fige. L’esprit qui se déconnecte. Et puis soudain les mains qui tremblent. Le cerveau qui se réactive vite, trop vite. Les yeux verts qui lisent, et relisent, et relisent encore la lettre, de son début à sa fin, et relisent encore, comme incapable de réaliser ce qui y est écrit. Le tremblement qui grimpe dans les bras, qui gagne les épaules. Les yeux qui deviennent rouges, qui s’embrouillent, qui gonflent de larmes qui ne veulent pas couler.
" Boss? "
Lee avait cessée de manger brusquement, regardant son supérieur avec des yeux ronds et stupéfaits. Le miel avait barbouillé ses joues de traces collantes et luisantes piquetées de miettes de pain. Elle l’avait souvent vu triste et mélancolique. Mais jamais elle ne l’avait vu sur le bord des larmes.
" Hey, Zach, ça va? "
C’est à peine s’il l’entendait. Un murmure étouffé et lointain, inaccessible, transparent. Non, ce qu’il entendait, c’était cette autre phrase, comme hurlé au travers de son crâne en une longue note plaintive. Mary était morte. Mary était morte. Mary était morte…
… sans lui.
" Lee, aujourd’hui tu feras l’entraînement sans moi. Je… Je dois aller… Je reviendrais demain dans la journée. "
" Zach… "
Il était déjà partit en claquant la porte dans sa précipitation. Dans la chambre voisine, il y eut un juron hargneux sur les gens qui ne savent pas respecter le sommeil des honnêtes hommes. Le chevalier ne l’entendit même pas. Il déboula plus qu’il ne descendit les marches. Ne vit même pas l’aubergiste lui faire un salut amical de la main. Ne perçu pas le son allègre de la clochette lorsqu’il ouvrit le battant à la volée et se jeta dehors à corps perdu. La pluie lui glaça la peau et le vent lui gifla le visage quand il s’enfonça presque en courant dans les rues de la place, marchant droit devant lui sans réaliser où il allait ni ce qu’il faisait, le poing crispé sur le morceau de parchemin à en faire blanchir ses jointures. Il avait oublié son manteau. Bientôt, le déluge imbiba ses habits et ses cheveux devenus gris ternes par l’eau. Ils gouttaient à chacun de ses pas, emprisonnant son corps dans une étreinte froide comme la mort. Sa peau devint si blême, elle qui était déjà d’une blanche pâleur, qu’elle sembla devenir translucide. Ses lèvres passèrent au bleu et se mirent à trembler, trembler comme son corps recherchant vainement à produire de la chaleur. Il ne réalisait rien de cela. Et il s’en serait aperçu qu’il n’en aurait rien eu à foutre. Il ne faisait que marcher. Marcher, sans s’arrêter, presque courir. Comme un fuyard. Un fuyard voulant fuir sa conscience. Sa conscience trop effrayante, trop lourde, trop horrible, trop… Mary était morte. Et il ne l’avait même pas serré une dernière fois dans ses bras, embrassé une dernière fois son front. Il ne l’avait pas fait depuis cinq ans. Il avait… abandonné Mary. Et Mary était morte. Sans lui. Il ne parvenait pas à pleurer, il ne parvenait pas à crier, juste marcher et marcher encore, avec l’envie de mourir plus forte encore que lorsqu’il avait tué pour la première fois. Mourir, enfin, que cette douleur meurt avec lui! Mourir!
Il perdit la notion du temps. Il pouvait s’être écoulé quelques minutes, des heures, un siècle. Il s’écoula une journée. Le ciel déjà sombre devint plus obscur encore. La pluie s’intensifia, alors qu’il était difficile d’imaginer plus torrentiel. Ce n’était plus des cordes qui tombaient, c’étaient des clous. Des clous qui pinçaient la peau comme des morsures de tiques. Comme les morsures de tiques, il les sentit à peine. Il avait arrêté de trembler, il ne sentait plus le froid, mais plutôt une sorte d’engourdissement s’emparant de plus en plus de lui et de sa conscience. Il ne courait plus vraiment, il avançait en titubant comme un ivrogne, le regard sans vie. Il avait échappé la lettre quelque part. Ça non plus, il ne s’en était pas aperçu. Tout était flou. Tout était lointain. Il n’était plus qu’un zombie errant dans les rues de la cité.
Il n’était. Plus. Rien.
J’ai l’immense chagrin de vous annoncer la mort de votre épouse, dame Mary Moonlight, en l’hôpital Sainte-Foi-des-Martyrs. Elle a succombée à sa maladie a très exactement douze heures et onze minutes, en ce premier samedi de mars, sans une dernière parole. N’ayant pas donné de dernières volonté et n’étant d’aucune croyance, elle sera mise en terre le lendemain, sans cérémonie religieuse.
Nous vous offrons nos plus sincères condoléances et nous vous souhaitons force et courage dans cet instant difficile. Que vos affaires soient bonnes et ne s’affectent pas de cette faible perte.
Le directeur de Sainte-Foi-des-Martyrs
*~*
Il pleuvait. Un rideau flou, gris et froid martelant le sol, les vitres et le toit de l’auberge. Des cordes et des cordes d’eau, gouttant des mansardes et s’amoncelant dans les rues en flaques troubles et boueuses. Le soleil invisible se levait à peine derrière les nuages, colorant le ciel de couleurs inaccessibles à l’œil. Il était encore tôt, de cette heure où le peuple sommeil encore entre le rêve et le réveil. Le chevalier n’avait pas dormit, et n’avait même pas essayé. Il avait vu l’averse arriver à l’horizon bien avant qu’elle ne se déchaîne, et l’avait attendue sans fermer les yeux, observant de longues heures durant les gouttes glisser et perler sur la fenêtre embuée. C’était un spectacle fascinant, visuel comme auditif, qui l’avait plongé dans un état paisiblement pensif. Toute la nuit, il était resté assis sur sa couche sans en défaire les draps, le regard rivé à l’extérieur, ne se levant que pour rajouter une buche dans l’âtre crépitant. La lumière chaude et dansante du feu projetait l’ombre de sa silhouette contre le mur de bois sentant bon le cèdre, éclairant une pièce simple, mais dégageant une atmosphère confortable et apaisante. Une auberge vite devenue son pied a terre au Royaume de Gaïa, n’ayant jamais songé à s’acheter une propriété et ne le désirant pas. Inévitablement, le lit contenait des tiques, mais qu’importe? Il en était toujours ressortit reposé de corps autant que d’esprit. Et surtout, le matelas était assez grand pour permettre à Lee de dormir avec lui.
Elle avait douze ans, son visage rond et enfantin détendu dans son sommeil, ses cheveux roux et courts éparpillés sur l’oreiller, des mèches rebelles tombant sur son front et ses joues tatouées de rayures orange. Elle lui avait expliqué que ces dessins étaient pour réveiller en elle son totem, le chat guerrier. Une des nombreuses croyances de l’Empire de Lumière, inconnues pour la plupart de Zachary, mais cette facette de Wildcatt l’avait charmé. Maintenant elle dormait profondément, ses grands yeux bleus délicatement clos, sa bouche entrouverte et son petit corps de poupée se soulevant doucement au rythme de sa respiration. Recroquevillée sous les draps en position fœtal, elle se lovait inconsciemment contre son mentor argenté, recherchant une source de chaleur. Elle était de parents britanniens, des marchands nationalistes comme les Moonlights, mais elle était née et avait grandit en terre de Lumière. Peut-être était-ce la raison de son froid avec ses géniteurs. Ils avaient mal toléré qu’elle adopte aussi facilement les valeurs de son pays d’adoption. Zachary se souvenait de leur première rencontre, alors qu’elle recherchait désespérément un chevalier pour la prendre comme écuyer. Personne ne voulait. Trop fougueuse, impatiente, voir carrément irrespectueuse envers ses supérieurs. Mais Zachary avait vu en elle un brasier de passion et un potentiel inimaginable. Il l’avait pris sous son aile. Peut-être aussi parce qu’elle lui rappelait un peu lui, à l’époque où il avait encore des rêves.
Lee avait quelque chose d’unique, bestial, comme un chat sauvage qu’il fallait apprivoiser avec patience et douceur. Elle avait l’exotisme des croyances de son pays, traînant avec elle ses superstitions, ses démons et ses bons esprits, sa manière de combattre à la seule force de ses poings et de ses pieds. Elle appelait cela de l’art martial, et affirmait avec défi être plus efficace à main nue qu’avec n’importe quelle arme. Elle avait raison, d’ailleurs. Elle le lui avait prouvé. Lee n’était pas vraiment irrespectueuse, plutôt familière, quelque chose qu’on ne tolérait habituellement pas dans la chevalerie, surtout venant d’une jeune fille. Elle agissait avec son mentor comme l’on agissait avec un grand frère, l’insultant sans vraiment le penser, le taquinant et lui tirant la langue, boudant et rouspétant. Mais pourtant, elle était la première à s’inquiéter quand il se perdait un peu trop longtemps dans ses souvenirs, la première a réclamer un câlin et à l’embrasser chastement sur la joue, la première a piquer une crise si elle ne pouvait pas dormir contre lui. Pour ce dernier point, il avait finit par découvrir qu’elle craignait la noirceur comme la peste, effrayée par toutes ces âmes maléfiques qui s’y cacheraient. Mais évidemment, elle était trop fière pour l’avouer.
Un mouvement sous les draps. Des yeux verts se détournant de la fenêtre pour rencontrer deux grands orbes azurés.
" Bonjour. "
" ‘lut. "
" Bien dormit? "
" Hm, ouais… "
La fillette s’étira dans un grondement satisfait et s’arracha de son cocon de confort. Son ample chemise de nuit dévoila un court instant ses cuisses blanches et musclées, couvertes de piqures de tiques, alors qu’elle se hissait sur ses pieds nus et délicats. Sans un mot de plus, elle se retira dans la salle d’eau jouxtant leur chambre. Une journée de routine. Zachary reporta son attention sur la pluie battant au dehors, et qui semblait ne pas vouloir cesser pour la journée. Peut-être serait-ce un bon entraînement de combattre sous la pluie, histoire de pratiquer ses réflexes en terrain accidenté et à visibilité réduite. Dans la salle de bain, la pompe rudimentaire fut actionnée à grands bruits de succion et d’engrenages grinçants. Le temps de prendre son bain, de s’habiller et de coiffer ses cheveux rebelles, Lee en avait pour un bon quart d’heure. Il en profita pour s’étendre, croisant ses bras derrière sa tête et fixant le plafond. Il eut une pensée pour Mary, paralysée dans son lit d’hôpital miteux, attendant son retour depuis maintenant cinq ans. Comme il aurait aimé qu’elle soit à ses côtés, qu’ils s’installent ici, dans une petite maison sans apparat. Lee serait un peu comme leur fille. Et ils élèveraient une ferme, tiens. Avec des moutons, ou bien des vaches, un ou deux chiens et une écurie pour son destrier. Et un poulailler. Et plein de chats sauvages pour chasser les souris dans la grange. Si l’état de Mary pouvait seulement s’améliorer…
La porte de la salle d’eau s’ouvrit en grinçant. La gamine en sortit à pas aériens et silencieux, dans son habit vert et ses bottes de cuir. Accrochés à sa taille, la patte de lapin porte bonheur côtoyait les grelots dont le bruit cristallin servait à chasser les mauvais esprits. Voyant une fois de plus son mentor dans ses pensées, elle s’assit sans plus de cérémonie sur son ventre, lui coupant momentanément le souffle.
" J’ai finit, la Lune. C’est à ton tour. "
Un petit sourire, une main gantée ébouriffant ses cheveux roux, où de jour elle y glissait des perles multicolores. Habituellement, la fillette grinçait quand il la décoiffait, mais cette fois elle garda silence, comme appréciant pour une première fois ce geste d’affection. Se lovant contre son torse, elle posa un baiser timide sur sa joue, si rapide qu’il se demanda un instant s’il l’avait bien sentit. Puis elle se redressa brusquement et tira sur son collet.
" Tu pue le chien crevé! Va te laver, c’est dégoûtant! "
Sur quoi elle le planta là en criant qu’elle allait chercher le petit-déjeuner. Elle ne vit pas son sourire attendrit quand elle claqua la porte plus qu’elle n’était obligé de la faire, probablement dans le but mesquin de réveiller leurs voisins de chambre. Quant elle revint, ses petits bras portant en équilibre précaire un plateau chargé, l’argenté avait déjà finit et refaisait le lit, le regard comme toujours absent du monde extérieur.
" T’as reçu une lettre, boss. Elle est arrivée ce matin et elle date de y’a trois mois. J’pense qu’elle vient du Saint Empire, mais le sceaux est pas mal usé, alors… "
" … Du Saint Empire? Le quartier général est à Gaïa, pourtant. "
Posant précautionneusement sa charge sur la table de chevet, la rouquine se saisit de l’enveloppe qui trônait à son sommet, au-dessus des miches de pain et des triangles de fromage frais. Fronçant les sourcils, ses lèvres tendues en une moue concentrée, elle inspecta de nouveau l’emblème qu’affichait le cercle de cire rouge. Le parchemin de l’enveloppe était de la caractéristique couleur jaune de l’usure.
" Ouaip, c’est bien du Saint Empire Britannien. On voit mal, mais je reconnais cette foutu tête serpent sur l’écusson. "
Sur quoi elle lui tendit l’objet et se mit à table sans l’attendre, se servant généreusement du miel sur ses épaisses tartines.
Chevalier Zachary Moonlight,
J’ai l’immense chagrin de vous annoncer la mort de votre épouse, dame Mary Moonlight…
Vide. Comme un coup de poing en plein ventre. Le souffle qui se coupe. Le corps qui fige. L’esprit qui se déconnecte. Et puis soudain les mains qui tremblent. Le cerveau qui se réactive vite, trop vite. Les yeux verts qui lisent, et relisent, et relisent encore la lettre, de son début à sa fin, et relisent encore, comme incapable de réaliser ce qui y est écrit. Le tremblement qui grimpe dans les bras, qui gagne les épaules. Les yeux qui deviennent rouges, qui s’embrouillent, qui gonflent de larmes qui ne veulent pas couler.
" Boss? "
Lee avait cessée de manger brusquement, regardant son supérieur avec des yeux ronds et stupéfaits. Le miel avait barbouillé ses joues de traces collantes et luisantes piquetées de miettes de pain. Elle l’avait souvent vu triste et mélancolique. Mais jamais elle ne l’avait vu sur le bord des larmes.
" Hey, Zach, ça va? "
C’est à peine s’il l’entendait. Un murmure étouffé et lointain, inaccessible, transparent. Non, ce qu’il entendait, c’était cette autre phrase, comme hurlé au travers de son crâne en une longue note plaintive. Mary était morte. Mary était morte. Mary était morte…
… sans lui.
" Lee, aujourd’hui tu feras l’entraînement sans moi. Je… Je dois aller… Je reviendrais demain dans la journée. "
" Zach… "
Il était déjà partit en claquant la porte dans sa précipitation. Dans la chambre voisine, il y eut un juron hargneux sur les gens qui ne savent pas respecter le sommeil des honnêtes hommes. Le chevalier ne l’entendit même pas. Il déboula plus qu’il ne descendit les marches. Ne vit même pas l’aubergiste lui faire un salut amical de la main. Ne perçu pas le son allègre de la clochette lorsqu’il ouvrit le battant à la volée et se jeta dehors à corps perdu. La pluie lui glaça la peau et le vent lui gifla le visage quand il s’enfonça presque en courant dans les rues de la place, marchant droit devant lui sans réaliser où il allait ni ce qu’il faisait, le poing crispé sur le morceau de parchemin à en faire blanchir ses jointures. Il avait oublié son manteau. Bientôt, le déluge imbiba ses habits et ses cheveux devenus gris ternes par l’eau. Ils gouttaient à chacun de ses pas, emprisonnant son corps dans une étreinte froide comme la mort. Sa peau devint si blême, elle qui était déjà d’une blanche pâleur, qu’elle sembla devenir translucide. Ses lèvres passèrent au bleu et se mirent à trembler, trembler comme son corps recherchant vainement à produire de la chaleur. Il ne réalisait rien de cela. Et il s’en serait aperçu qu’il n’en aurait rien eu à foutre. Il ne faisait que marcher. Marcher, sans s’arrêter, presque courir. Comme un fuyard. Un fuyard voulant fuir sa conscience. Sa conscience trop effrayante, trop lourde, trop horrible, trop… Mary était morte. Et il ne l’avait même pas serré une dernière fois dans ses bras, embrassé une dernière fois son front. Il ne l’avait pas fait depuis cinq ans. Il avait… abandonné Mary. Et Mary était morte. Sans lui. Il ne parvenait pas à pleurer, il ne parvenait pas à crier, juste marcher et marcher encore, avec l’envie de mourir plus forte encore que lorsqu’il avait tué pour la première fois. Mourir, enfin, que cette douleur meurt avec lui! Mourir!
Il perdit la notion du temps. Il pouvait s’être écoulé quelques minutes, des heures, un siècle. Il s’écoula une journée. Le ciel déjà sombre devint plus obscur encore. La pluie s’intensifia, alors qu’il était difficile d’imaginer plus torrentiel. Ce n’était plus des cordes qui tombaient, c’étaient des clous. Des clous qui pinçaient la peau comme des morsures de tiques. Comme les morsures de tiques, il les sentit à peine. Il avait arrêté de trembler, il ne sentait plus le froid, mais plutôt une sorte d’engourdissement s’emparant de plus en plus de lui et de sa conscience. Il ne courait plus vraiment, il avançait en titubant comme un ivrogne, le regard sans vie. Il avait échappé la lettre quelque part. Ça non plus, il ne s’en était pas aperçu. Tout était flou. Tout était lointain. Il n’était plus qu’un zombie errant dans les rues de la cité.
Il n’était. Plus. Rien.